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1/ L’école européenne au service des marchés

 

La stratégie numérique européenne et son projet de modification du code de l’éducation en France par la loi Blanquer que nous venons de voir, s’inscrit directement dans le cadre géopolitique du Protocole de Lisbonne (2000). Il s’agit de faire de l’Union européenne « l‘économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde« , sur le modèle américain. Ainsi, ce nouveau marché numérique basé sur l’information et les mégadonnées (big data) est considéré comme le nouvel or noir du XXI° siècle, un gisement sensé être inépuisable.

Les courtiers en données (data brokers tels Oracle-Bluekai ou Axciom) font déjà partie des plus importants milliardaires mondiaux comme Larry Ellison dans le top 12 aux côtés de Larry Page, Bill Gates, Marc Zukenberg, Jeff Bezos, les 4 mastodontes des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) de la Silicon Valley.

Dès 1989, la libéralisation du marché de l’enseignement par le numérique et un fichage des compétences européennes est formulé par le plus grand lobby européen l’ERT (European Round table) dans son rapport « Education et compétences en Europe » . Lobby constitué de 47 des plus grandes sociétés (Renault, Nestlé, Volvo, Philips,..).

 

 Documentaire france 3 « Le cartable de Big Brother » de Francis Gillery 

 

Ce rapport de la Table ronde des industriels européens (ERT) est à la source de la politique européenne à travers les recommandations reportées (copiées/collées) du livre blanc de la Commission européenne « Enseigner et apprendre : vers la société cognitive » préfacé par Edith Cresson en 1995.  

Il annonçait un « système permettant de valider les compétences techniques et professionnelles, (…) et des « cartes personnelles ». Ce système permettrait d’évaluer les qualifications de chacun tout au long de sa vie et a impulsé la politique européenne de l’orientation et formation tout au long de la vie et ces cartes (CV numérique qui a pris le nom aujourd’hui d’Europass). En découle l’orientation du Protocole de Lisbonne (2000) qui a bouleversé en top down (imposé par le haut) l’ensemble du système scolaire français notamment les diplômes (diplômes européens), le socle de compétences, formation continue et VAE (validation des acquis professionnels).

Pour se faire,  le lobby E.R.T. relayé par l’OCDE, définit 8 compétences clés du « socle commun » pour les petits européens inscrit dans les recommandations du Conseil et parlement européen (JO 2006). La France les reprend en regroupant simplement les 2 dernières en une seule « esprit d’initiative et compétence à entreprendre » ou les réagence en 2016.  Il s’agit ni plus ni moins de savoirs (langues étrangères et régionales, maths,…), savoir-faire (utilisation d’internet, mais aussi savoir être (créativité, savoir vivre en société,…) ;  éléments que l’on retrouve dans le socle commun européen et l’actuel socle de l’Education Nationale française suite à la réforme de l’Education Nationale sous le quinquennat de F. Hollande.

 

Source : ministère de l’éducation nationale (cliquez sur l’image)

Voici donc le sens de tous ces trains de réformes qui nous promettent pourtant la fin de la crise de l’école… c’est en fait un changement de cap sociétal complet sans aucun débat démocratique et à l’insu de chaque français. Car c’est bien des compétences et non plus des savoirs que progressivement la France doit fournir aux multinationales et que les enseignants sont sommés de mettre en place, réformes après réformes pour « moderniser » l’Education Nationale.

Ainsi, l’école est, depuis presque 20 ans, chargée dans les pays membres de l’UE, de fournir de la main d’œuvre adaptée aux exigences de main d’œuvre des marchés mondialisés et non plus des citoyens en capacité de s’auto-déterminer. Voilà donc identifié plus clairement la cause de la « crise de l’école » et des trains de réformes successifs.

C’est bien la conception française d’un Homme rationnel et en capacité de délibérer ensemble pour définir leur avenir commun que  sape subrepticement les principes de l’école européenne pour concentrer la mission actuelle de l’école sur l’unique adaptation aux marchés et la demande de main d’œuvre.

Dans cette « économie de la connaissance » encore appelée économie du capital cognitif, se distinguent alors 2 types d’emplois sur le modèle étasunien qui déterminent la formation distincte de :

  • l’élite extrêmement bien formée (scientifiques,…) en tout petit nombre
  • la masse employable pour des emplois peu qualifiés et polyvalents du tertiaire essentiellement mais en voie de robotisation ciblant également les classes moyennes (médecin, avocat…) avec l’essor de l’I.A.

Selon les estimations actuelles, seuls 500 000 emplois précaires seraient créés alors que l’I.A. détruirait 3 millions (6 fois plus) d’emplois traditionnels donc durables notamment dans les classes moyennes et professions intellectuelles comme avocats, médecins,…

L’étude prospective de novembre 2018 en France chargée de définir la stratégie de déploiement de la transformation numérique du secteur public reprend d’ailleurs ces prévisions de chômage terribles et concordantes au niveau mondial. Elle cible et détaille plus particulièrement le métier d’enseignant qui constitue l’un des 5 grands métiers-clés du secteur public qui connaîtront des évolutions radicales.

 

Il nous faut rajouter ici que le chômage de masse est, déjà organisé et maintenu par une politique européenne de non inflation appelée « stabilité des prix ». Cette politique volontariste est menée et mesurée grâce à l’indicateur NAIRU expliqué par François Asselineau, inspecteur général des finances ici. Ce principe est érigé dans le traité de Lisbonne (TFUE ) en vigueur comme totem pour la Banque Centrale Européenne (BCE) et des banques centrales européennes (art. 282 du TFUE) ainsi que pour l’euro (art. 119 du TFUE).

Se profile ainsi, par le choix politique du Protocole de Lisbonne et la stratégie numérique, la large aggravation du chômage de masse et l’extrême précarité des emplois (flexibilité) permettant la docilité de la main d’œuvre et l’accroissement inouï des inégalités.

Ce fléau social du chômage est, bien sûr, la première préoccupation et hantise des français. Ainsi, cette menace sociale engage les familles à être très sensibles à l’argument unique de l’employabilité donc des compétences vendables aux entreprises ( mission unique attribuée à l’école dans l’UE) grâce à l’économie numérique. Et ceci, même si chaque jour, ils peuvent constater la déshumanisation de la société (service publics, démarches administratives, automatisation de leurs tâches,…) et la disparition des tâches et des emplois par cette digitalisation de l’économie. Les parents d’élèves et l’ensemble des français sont plongés dans une double contrainte inconciliable (double bind) entre tout faire pour réussir à trouver du travail en se formant au plus vite aux nouvelles technologies tout en subissant l’accroissement évident du chômage par le numérique et leur remplacement par les algorithmes et les robots.  Face à cette situation sociale paradoxale engendrée par le choix politique fait à leur insu, l’inquiétude ne peut en être que plus grande et renforcer le désespoir et la crainte pour les générations futures.

 

2/ l’école au service des ambitions de la stratégie numérique européenne et du plan de déploiement européen de la 5G

 

L' »entrée de l’école dans l’ère du big data » et des objets connectés (internet des objets) par le plan « école de la confiance » coïncide avec la volonté politique d’e-gouvernement lancé par l’Union Européenne par son plan d’action i2010. Ce déploiement à l’école  permet d’atteindre les objectifs fixés aux Etats membres par la stratégie numérique européenne et du plan de déploiement commun de la 5G imposé par la Commission européenne. Elle permet aussi de s’assurer de l’adaptation des générations futures à l’idéologie de société choisie par les instances européennes pilotées par les exigences des marchés.

En effet, bien que les traités ne prévoient pas de dispositions spécifiques sur les N.T.I.C. (Nouvelles Technologie de l’Information et de la Communication), l’Union européenne peut entreprendre des actions en la matière dans le cadre des politiques sectorielles et transversales dont celle de l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport (art. 165 et 166 du traité TFUE); l’ensemble des nombreuses bases juridiques étant rappelé dans la fiche technique de la stratégie numérique.

La Commission européenne fait miroiter pas moins de 225 milliards d’euros de recettes pour relancer la croissance en 2025 grâce à l’internet des objets et la 5G . L’objectif 2025 (dans 7 ans !) est que tous les pays membres aient une couverture de même fréquence 5G en zones urbaines ainsi que tous les grands axes de transport terrestre européens.

But à atteindre pour engranger ces présupposées recettes ?

Desservir 1 million d’objets connectés… par km2 en 2025! 1000 fois supérieur à aujourd’hui avec un déploiement colossal d’antennes et de recueil et stockage de données dans les datas centers. L’optique est de « libérer la croissance » comme l’affirme l’ étude de la Commission Européenne effectuée par le cabinet Deloitte en 2014 : les bénéfices pour les investisseurs liés au développement du cloud et libre circulation des données selon leurs prédictions devraient s’accroître jusqu’à 45 milliards d’euros d’ici à 2020 dans l’UE.

Cet objectif européen démesuré engendre un accroissement colossal de flux d’information qui constitue un gouffre énergétique pour les super calculateurs du big data et autres data centers que nous détaillerons dans la partie 3 de ce dossier.

 Un seul data center de 10 000 m2 consomme autant qu’une ville de 50 000 habitants et la France dispose déjà de plus de 140 de ces « fermes de serveurs » sur les plus de 3800 dans le monde.

Conseillée alors par l’économiste américain Jérémy Rifkin, la commission européenne a arrimé en 2007 sa stratégie de Lisbonne au concept de « développement durable » par sa théorie de la troisième révolution industrielle. Cette théorie prédit la fin du travail « grâce » à l’internet des objets et imagine des imprimantes 3D, éoliennes individuelles, objets connectés,… avec des systèmes de contrôle et d’auto-régulation de l’énergie (smart cities et compteurs intelligents tels Linky). Elle repose en réalité sur le présupposé erroné que les ressources naturelles sont gratuites et recyclables à l’infini ! Cette pseudo théorie « scientifique » convient donc parfaitement pour laisser croire à la sécurité de l’approvisionnement pour assouvir ses ambitions européennes démesurées pour « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et dynamique du monde ».

 

3 – Applications de la feuille de route numérique en France : l’industrie et école du futur et le livret scolaire numérique obligatoire (LSU)

 

3.1- L’industrie du futur d’E. Macron

Déjà en tant que ministre de l’économie, E. Macron en 2015 déterminait pour la France le plan « Industrie du futur » pour décliner la stratégie de l’économie numérique (e-gouvernement 2.0) et la 3° révolution industrielle. Un des 9 axes principaux est la « confiance numérique» car elle est nécessaire au déploiement sans heurt des 8 autres axes incluant l’argument écologique (smart cities, compteurs intelligents comme Linky, dossiers médicaux partagés, voitures électriques,…). Cette « confiance  numérique» est donc un préalable à cette 3° révolution industrielle et donc à l’utilisation du big data grâce à l’Intelligence artificielle.

 

E. Macron a donc mené parallèlement la réforme de notre code du travail y compris pour les professions libérales et du transport pour préparer ce monde du « futur » dans la « loi Macron » pour la croissance complétée par la loi travail El Khomri puis celle adoptée sous la présidence Macron en 2017.

 

3.2- Le désastre financier de l’école numérique

Président du conseil général de la Corrèze (2008 – 2012), François Hollande laisse cette fonction avec le record du département le plus endetté de France. L’Etat a dû le renflouer pour éviter la faillite. A son actif, l’opération « ordicollège » avec l’achat de 5400 iPad au géant Apple en cofinancement du  Fonds  européen  de  développement régional (FEDER) c’est-à-dire également financé par les contribuables puisque la France est le 2° contributeur net du budget de l’UE. Un rapport de l’Inspection Générale de l’Education Nationale a été transmis en novembre 2011 : pannes multiples nécessitant un coût supplémentaire de maintenance et de remplacement sans aucun bénéfice pédagogique mesuré.

Une fois élu président de la République en 2012, son gouvernement a pourtant annoncé le 7 mai 2015, et sans aucun débat parlementaire ni citoyen sur la pertinence, une entrée massive des écrans à l’école. « Le plan numérique » est ainsi déployé progressivement depuis 2016 pour un montant de 1 milliard d’euros sur 3 ans. Rien de moins que 1 256 écoles et 1 510 collèges au moins devaient être équipés de tablettes (une par collégien) à la rentrée 2016 et 100% à la rentrée 2018. Ce choix ruineux pour le contribuable place la France en pointe dans la stratégie numérique européenne et du déploiement de la 5G que nous venons de voir.

Avec le changement de présidence, pourtant, le budget équipement en tablettes pour la rentrée 2018 a finalement disparu du projet de loi des finances PLF 2018 pour le nouveau plan « école de la confiance » porté par le ministère et son ministre J.M. Blanquer. Sans en donner les moyens aux établissements, il renforce même les objectifs en faisant rentrer l’école dans l’ère du Big Data (collecte de données) et de l’intelligence artificielle (I.A.) ou plutôt l’inverse… le choix d’inscrire ces équipements connectés sur les fournitures scolaires a donc été instauré mais de façon à rester imperceptible du public comme nous le verrons dans la partie IV de ce dossier.

 

3.3- le livret scolaire unique  numérique (LSU), une violation de la vie privée dénoncée pourtant par l’ONU

 

Outre l’introduction du numérique en classe dans le plan « école numérique », les « compétences » de tous les élèves sont stockées désormais dans le livret scolaire unique numérique (LSU) obligatoire (décret du 37 décembre 2015) tout le long de la scolarité obligatoire. Je reprends donc ici les éléments contenus dans un précédent article « Nos enfants fichés dès la maternelle« .

Le LSU inclura donc vraisemblablement l’école maternelle donc dès l’âge de 3 ans dès 2019 selon le projet de loi Blanquer (voir supra). Le LSU permet d’uniformiser, contrôler et auto-contrôler les objectifs de performance qui sont fixés à tous les enseignants vis-à-vis du « socle commun de compétences » issu du programme de l’UE. Progressivement, les notes disparaissent et, comme dans une DRH, les compétences requises sont évaluées de « « non atteints » à « dépassés » avec les commentaires des enseignants.

 

 

Le viol manifeste des droits de l’enfant est le prix de ces fichages numériques. Et c’est ainsi que l’ONU à travers le « Comité des droits de l’enfant » a réitéré ses reproches (fichier « Base élève » dès 2009 appelé aujourd’hui ONDE) concernant l’intrusion dans la vie privée par ces dispositifs nationaux et non respect du droit à disposer de ses données personnelles et sensibles (évaluation de compétences, absences, coordonnées téléphoniques, profession des parents,…).

 

 

En effet, hormis la promotion élogieuse de la facilité d’accéder aux notes et absences par les parents d’élèves par les associations de parents d’élèves (voir ci-dessous celle de la FCPE pour les écoles publiques) et une note fugace et attrayante sur ce nouveau portail famille par les établissements, rien n’a été dit aux enfants et parents – et ce, depuis la création du fichier national base élève- sur les données personnelles des familles stockées et détenues.

Ce choix politique de fichage a donné lieu également au Compte personnel d’activité ou CPA (fichier national numérique) dont dispose chaque français aujourd’hui (à leur insu), et qui est relié par une passerelle orientation au LSU.

Ces fichages (LSU et CPA) mis en place pour répondre aux exigences en terme de main d’œuvre de l’oligarchie, signifie le retour en France du livret ouvrier sous Napoléon Ier qui dans l’esprit du législateur était « un moyen de contrôle des déplacements des ouvriers, un moyen d’imposer la discipline et de lutte contre le vagabondage. Cependant il deviendra aussi un « brevet de capacité » attestant de la qualité et des compétences des ouvriers. » (source)

En fait, le LSU est une étape clef vers un fichage des compétences européennes que préconise l’ERT (European Round table) repris dans livre blanc de la Commission européenne « Enseigner et apprendre : vers la société cognitive » (voir supra). Il conçoit le travailleur comme dangereux et devant faire l’objet d’un contrôle étroit. L’idée est donc bien de donner accès aux compétences de chaque citoyen pour les firmes afin de servir leurs propres intérêts privés (dividendes des investisseurs) et non l’intérêt général.

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